“Pour des raisons de sécurité” – un vote sous haute tension

Immersion dans les bureaux de vote de la région de Diyarbakir : bye bye démocratie.

Dans une démocratie, le pouvoir repose sur la logique des contre-pouvoirs. Afin de se protéger des propres dérives possibles, le pouvoir exécutif peut être contrebalancé par le pouvoir parlementaire et inversement : c’est ce qu’on appelle la séparation des pouvoirs. C’est pour cette raison qu’en France, comme dans toutes les démocraties, les votes de désignation de la présidentielle et pour élire l’Assemblée Nationale sont distincts.

En Turquie, pour la première fois, les deux votes ont eu lieu non seulement en même temps mais également dans la même enveloppe, symbole d’un pouvoir monopolisé par le seul président depuis le référendum sur l’élargissement des pouvoirs présidentiels il y a tout juste un an. Les personnes, en Turquie, ayant osé dénoncer cette dérive démocratique subissent de plein fouet une répression violente et nombre d’entre elles sont actuellement en prison et/ ou en attente de jugement. Ca représente 10000 personnes derrière les barreaux pour le seul parti HDP par exemple. Une violence à l’égard des personnes à la hauteur de la violence symbolique de l’Etat et de ses institutions envers une partie de son peuple.

Bienvenue en zone de guerre

Cette élection anticipée était annoncée comme tendue. La réalité a pourtant dépassé la fiction, particulièrement dans le Sud Est de la Turquie où chaque année les observateurs internationaux dénoncent des fraudes massives (à l’avantage du pouvoir en place). Nos délégations, comme toutes les précédentes, font encore une fois ce même constat. Pire encore : l’institutionnalisation des fraudes et des pressions a connu cette année son apogée.

Pour que tout le monde comprenne bien de quoi il retourne, lorsque je parle ici de contexte tendu, il convient de préciser quelques éléments factuels. Lorsque je parle de police, n’imaginez surtout pas le gendarme de votre village ou le policier du quartier. Ici, les voitures de polices sont blindées, plus proches des véhicules pour zones de guerre que du véhicule de police; la police est sur-armée en permanence et vous fait physiquement comprendre qu’elle a le droit de recourir à la force, fût-elle létale. Ajoutez à ceci les blindés de l’armée, avec mitraillettes saillantes, installés à l’entrée des bureaux de vote, les mitraillettes sur trépieds, installées à proximité, des « gardiens de villages » (citoyens lambdas surarmés par le gouvernement, non formés et incontrôlables) et évidemment des policiers en civil pour compléter ce joyeux tableau.

C’est donc dans des conditions de pression, directe et indirecte, permanente que les habitant-es de cette zone à majorité kurde se sont rendu-es dans les urnes ce dimanche. C’est donc également dans ce décors de guerre que nous avons tenté de vérifier si tout s’y passait, a minima, dans les règles de ces nouvelles lois fortement allégées en graisse démocratique “pour des questions de sécurité”.

Parmi les nouveautés inquiétantes “pour raison de sécurité”, la possibilité acquise à l’armée de disposer des urnes pour les emmener ailleurs sans surveillance d’assesseur-es si les conditions de sécurité le requièrent. Ainsi ce dimanche plusieurs d’entre elles sont parties “pour raison de sécurité” en balade en hélicoptère, créant au dessus de Diyarbakir un ballet oppressant d’hélicoptères de l’armée. C’est évidemment un fait du hasard si les urnes en question étaient toutes issues de districts où le HDP (parti de gauche et des écolos de l’opposition) fait certains de ses meilleurs scores. Evidemment.

Ajoutez donc au tableau de guerre le ballet des hélicoptères de l’armée au-dessus de vos têtes. Accessoirement, ils sont également lourdement armés. Mais c’est juste “pour des questions de sécurité” des urnes dont il est notoire qu’elles sont fréquemment attaquées au napalm ou au lance-missile. Evidemment.

Observateurs encerclés : l’impossible mission

La mission des observateurs et observatrices consiste à regarder ce qui se passe dans les bureaux de vote, sans interférer avec le déroulement du scrutin, et d’en rendre compte ensuite par écrit. Dans des zones tendues comme le Sud Est de la Turquie, la présence visible de témoins européens face à la pression de l’armée et de la police a pour effet de rappeler à la population que la liberté de vote existe encore, au moins le temps de leur présence. Si 87% de la population s’est rendue aux urnes, ce n’est pas toujours avec facilité. La carte électorale ayant été habilement redessinée dans les cantons à majorité kurde, les villageois doivent y faire des dizaines de kilomètres, parfois à pieds, pour pouvoir s’exprimer par la voix des urnes (il eût été en effet dommage de leur faciliter la tâche en leur permettant de voter comme d’habitude dans leur quartier ou près de chez eux).

Débrieffing des délégations.

Débrieffing des délégations.

Histoire de compliquer encore un peu plus l’équation, les forces de police ont reçu consigne d’interdire l’accès aux bureaux de vote à toute personne non inscrite n’étant pas habilitée par l’OSCE. Une décision surprise, non votée par le parlement, non promulguée par le gouvernement, et pourtant appliquée avec force dans tout le Sud est de la Turquie. Si les délégations ne prennent connaissance de cette information que dans l’après-midi, c’est entre 10h et 11h ce dimanche matin de vote que les forces “de l’ordre” reçoivent cette consigne, soit bien après après l’ouverture du vote.

Le scrutin vu de l’intérieur (mais par des extérieures)

Par chance, les policiers des premiers villages visités par notre délégation composée d’une ONG, AIAK (Association Iséroise des amis des kurdes) et d’une politique (moi, donc), n’étaient apparemment pas particulièrement connectés puisque la consigne n’y a pas été immédiatement appliquée, nous permettant de faire une première visite sans encombre, à l’ombre d’un char d’assaut et accueillis par des militaires avachis devant la porte d’entrée (on ne peut les en blâmer : il doit faire quand même dans les 40° à l’ombre).

Le 2e village de notre périple dans la campagne au Nord de Diyarbakir étant très conservateur, la présence d’une délégation de 3 femmes étrangères n’y passe pas vraiment inaperçu. L’agitation soudaine des “gardiens de village” amassés devant l’école où se déroulent les votes en est un signal faible mais tangiblement indicateur.
Première surprise de la journée : non seulement les urnes ne sont pas scellées (et le simple fait que l’avocat qui nous accompagne le signale suffit à faire monter d’un cran une tension pourtant déjà fort lourde) mais en outre l’armée se balade dans les couloirs, jusqu’aux bureaux de vote, sans que personne ne s’en étonne.
Pris à partie plusieurs fois, et après avoir visité 5 des 8 bureaux du lieu, nous décidons de rebrousser chemin pour ne pas déclencher de réaction hostile (ou plus hostile encore), laissant là les rares représentant-es du HDP local, épuisé-es et désespéré-es.

Mais c’était sans compter sur le soudain coup de foudre de l’armée pour nos personnes. Après avoir flirté avec une première escouade, qui nous suivait dans les couloirs, une seconde escouade opte pour une approche plus directe. 3 militaires nous coupent la route vers la sortie afin de nous demander, fermement mais néanmoins poliment, de décliner nos identités, la raison de notre présence et d’étayer ceci par la présentation de nos passeports puisque rien dans nos réponses ne concorde avec le profil des observateurs de l’OSCE (et pour cause : nous n’en sommes pas). Fin de l’aventure en terres réactionnaires à la demande des hommes en uniforme. Ca tombait bien : on commençait à y trouver l’air tellement difficilement respirable que nous étions justement en train de quitter les lieux.

Nous enchainons sur une pause salvatrice pour un déjeuner rapide avec des représentants de l’opposition locale à Hani, dernière étape de notre matinée, qui nous permet d’éprouver la chaleur et la bienveillance des habitant-es du coin. Leur accueil, leurs attentions, leur générosité, elles et eux qui subissent chaque jour pressions et violences, n’en sont que plus précieux.

Malheureusement, à midi, même les moins bien informés des policiers avaient enfin reçu l’ordre de ne plus laisser aucun d’entre nous pénétrer dans les lieux de vote et cette pause permit à ceux de Hani de mettre en place un comité d’accueil bien moins sympathique que celui des militant-es du village.
Prenez un policier en civil visiblement excédé, tremblant de rage à notre vue, prenant en photo nos passeports pour les envoyer par WhatsApp à ses collègues (ou on ne sait qui), se ravisant soudain (oups : c’est interdit par la loi), nous montrant qu’il efface une image, s’énervant encore, nous demandant de quitter non seulement cette école mais également la localité, imaginez la scène au milieu de nulle part (ou quasi) sous 40° et dans le contexte évoqué au début : vous aurez alors un tableau approximatif mais réaliste de cette scène.

Deuxième surprise de la journée : alors que nous rebroussons chemin, notre avocat nous propose de nous arrêter dans un café à la sortie de la ville. Il est du village, connaît bien le coin et ses habitants et nous emmène sur une terrasse ombragée, un peu à l’écart et en sécurité : il s’agit alors de se montrer conciliant-es et de ne pas énerver un peu plus une police locale déjà sur les nerfs (sans compter que les blindés de l’armée sont postés aux entrées du village et que bien que courageuses, aucune d’entre nous n’avait programmé de passer la journée en interrogatoire).
C’était sans compter la filature à distance permise par les caméras de surveillance installées un peu partout sur la route : en moins de 10mn, une voiture blindée de la police se poste devant le café et 4 policiers lourdement armés en sortent pour s’occuper de nous. Je dois concéder que malgré la pression, la scène en est cependant presque cocasse : face à un mix de Chips et de Rambo, difficile de ne pas sourire sous cape malgré la tension de la situation.
3e contrôle en moins de 3h donc, une bonne moyenne. Heureusement, malgré la longueur des vérifications sur nos passeports, le fait qu’ils partent avec sans qu’on saches s’ils comptent nous les rendre ensuite, la proximité des armes (il s’agit évidemment de nous faire peur en campant une position visiblement menaçante), notre affaire se solde plutôt bien : nous repartons sans heurts pour faire le point à Diyarbakir et ni l’armée ni la police ne nous arrêtent sur le trajet.

Violence à tous les étage

Une matinée bien calme comparée à l’enfer vécu par les délégations parties sur des zones plus sensibles, particulièrement près des frontières : gardes à vues, arrestations, menaces, etc. Une matinée encore plus calme si on la compare à celle des militant-es du HDP de ces même zones : séquestrés, menacés par armes, frappés (même certains avocats), etc. Un homme laissera la vie ce dimanche matin de vote, plusieurs avocats prendront des photos des blessures dont ils et elles ont été victimes.

A Agri, la délégation du PCF passera la journée en garde à vue, sous les menaces, simplement parce qu’ils et elles souhaitaient faire le travail pour lequel ils et elles avaient été missionné-es : observer le bon déroulement des votes. A Suruç, l’autre partie de notre délégation passera 2h sous surveillance policière pour les mêmes raisons et ne doit sa sortie accélérée qu’au travail de l’avocat qui les accompagnait. Une fois sortis, ils et elles prendront notre des témoignages des personnes menacées et violentée à l’abris des regards.

Rien dans le déroulement de cette journée ne ressemble à un vote dans un état démocratique. Pourtant, sur la scène internationale, pas un gouvernement ne remet en question le statut du président Erdogan, pas un pays ne dénoncera ce scrutin. L’absence de courage politique, moral et éthique de l’Europe est simplement criminelle.

Cette réalité là je peux, depuis ma place de française, la narrer avec parfois un peu de dérision car mes privilèges d’Européennes m’assurent que les violences et les intimidations auront une limite. Il n’en est rien pour les militant-es locaux. Le HDP compte 10000 de ses cadres en prison, des milliers en attente de jugement, des morts par milliers et des familles déplacées et menacées. Le tout se répétant sur plusieurs générations. Ce quotidien n’a rien d’une démocratie : la liberté de penser, de s’exprimer ou de voter n’y est que fictionnelle.

Aucun pays Européen ne devrait pouvoir développer de relations économiques avec un état capable des exactions dont la Turquie se rend coupable. Pourtant, le marché des réfugiés, le marché des armes, etc. avec la Turquie se portent bien. Pire : l’aide financière octroyée par l’Europe à la Turquie est énorme, un des plus gros budgets de l’aide au développement.

Le silence assourdissant des gouvernements Européens résonne ici dans le vide des maisons, des quartiers détruits et des vies qui les animaient jusque là. Ce silence est honteux, criminel, et en tant qu’européen-nes, nous en sommes toustes et collectivement coupables.

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