“Vous faites quoi, à part nous laisser mourir ?”

Première journée à Diyarbakir et premier bilan, celui d’une certaine honte à être encore une fois, en tant qu’Européenne, spectatrice des souffrances d’un peuple.

A chaque élection, nous nous relayons, nous associatifs, activistes, syndicalistes, politiques, élu-es, citoyen-nes engagé-es, pour assister aux élections en tant qu’observatrices et observateurs. Cette année est un peu particulière. Par la nature de ces élections anticipées, d’une part, qui voient accélérer le calendrier de la présidentielle et des législatives. Par le contexte de tension et de violences de cette Turquie sous état d’urgence permanent d’autre part.

Diyarbakir
Diyarbakir

Suivre ces élections depuis la partie Sud Est du pays est en soi déjà quelque chose d’exceptionnel. Diyarbakir, la cité kurde, la capitale culturelle d’un peuple que personne ne veut reconnaître comme tel malgré son histoire, sa culture, son enracinement indéniables, panse encore ses plaies. Le quartier du Sur, largement détruit par les affrontements, est à ce jour inaccessible et le simple fait de chercher à en prendre des photos appelle la réaction immédiate et intimidante des forces de l’ordre, même (ou surtout ?) quand vous êtes européen-nes.

Cette ville, connue pour sa vie et son dynamisme, est, à quelques heures du vote, comme en état de léthargie. Epuisée par les violences, particulièrement de ces 3 dernières années, par les pressions quotidiennes et les emprisonnements en masse des militant-es anti-politique gouvernementale, la grande Diyarbakir n’affiche plus que les vestiges de sa splendeur.

Diyarbakir, drapeaux au vents.
Diyarbakir, drapeaux au vents.

En coulisses, en revanche, l’activité bat son plein. La majorité présidentielle, bicéphale, fait campagne partout, même, de ce qu’on nous a rapporté, en ce samedi pré-élection sensé être une journée banalisée. Les partis qui combattent l’hégémonie et la dérive totalitaire du président Erdogan s’activent, accueillant les délégations d’observateurs étrangers et d’observateurs assermentés pour tenter d’assurer au mieux la liberté et le secret du vote, censés être de droit pour chaque citoyen-ne de Turquie.

Réunion de coordination de délégations internationales.
Réunion de coordination de délégations internationales.

Au siège du HDP qui nous accueille, des dizaines d’étrangers, Européens surtout mais pas seulement puisque nous y croisons également des personnes d’Amérique du Sud, se pressent en ce début d’après-midi pour la réunion de coordination de l’ensemble des délégations. Il est à noter une large proportion de femmes dans les diverses délégations. Et pour cause : le courage et la force des femmes turques et kurdes est un exemple partout dans le monde.

Pour nous former et nous accompagner, des dizaines d’avocats et d’avocates se relaient, rappelant les textes, la loi, les dernières modifications induites par des votes d’amendements ou l’état d’urgence. La palette des biais à la transparence du vote sont tellement nombreux qu’il serait impossible de tous les restituer ici mais je mettrais en ligne quelques éléments juridiques dès que j’en trouverai le temps.

Au milieu du tumulte, Garo Paylan, député de Diyarbakir, candidat tête de liste à la réélection et membre de la direction du HDP, trouve le temps de recevoir la délégation française que nous avons constituée, composée de responsables associatifs et syndicaux de Grenoble et de Marseille et de moi-même. Son calme, sa bienveillance et sa détermination sont à la hauteur de sa réputation de grand homme. Avec lui, nous faisons en une petite heure le tour des diverses hypothèses, enjeux et dangers que cette élection peut receler.

Plus tard, alors qu’une partie de notre délégation prend la route pour Urfa et Suruc, près de la frontière Syrienne, où le danger est réel, les femmes du TJA nous reçoivent. C’est, là encore, un véritable honneur qu’elles arrivent à trouver un peu de temps en cette période extrêmement chargée pour échanger avec nous. Face à celles qui ont dit non à la soumission au patriarcat et renversé les codes, face à celles qui combattent Daesh et tous les extrémismes armes au poing depuis des années, nous ressentons toute la charge de la sororité et toute l’importance de porter haut nos valeurs communes, main dans la main, dans cette adelphité que nous appelons de nos voeux. Mais plus que tout, nous ressentons à quel point l’Europe – nous, donc – les a abandonnées. Plus que tout, nous assumons, comme nous pouvons, ces phrases que nous entendrons en boucle toute la journée, appelant à une aide qui ne se résume pas à une visite ponctuelle. “Mais vous faites quoi, en Europe, à part nous laisser mourir ?”.

En fin d’après-midi enfin, nous rencontrons la toute jeune plateforme d’associations écologistes qui se bat dans tout le pays, mais particulièrement dans la zone Kurde, contre la destruction des communs planétaires. Ces jeunes qui mobilisent les populations locales contre des barrages qui détruisent nature et patrimoine culturel, contre l’empoisonnement des sols et des humains par le cyanure, contre la déforestation à coups de feux illégaux* orchestrés chaque année et qui détruisent des hectares entiers de forêt, ne faiblissent pas malgré les coups portés par l’état d’urgence à leur organisation. Comme partout dans le monde, cette jeunesse qui a pris conscience de l’urgence écologique se bat sur tous les fronts, distribue des semences à la population, replante des arbres, etc … mais sans aide financière de l’Europe ou du gouvernement, en ne tenant que sur ses fonds propres et son énergie.

Ces rencontres sont ponctuées de discussions avec la population locale, avec les bénévoles, avec ces hommes et ces femmes qui ont éprouvé l’emprisonnement arbitraire ou celui de leurs proches, les interrogatoires et les intimidations quotidiennes. Nombreux, nombreuses, sont celles et ceux qui ont perdu leur emploi, leur famille, leur vie. Là encore, les mêmes remarques auxquelles la lassitude a retiré toute haine : “Mais vous faites quoi, en Europe, à part nous laisser mourir ?”.

En cette fin de journée, et alors que j’écris ces lignes, ce n’est pas de la culpabilité que nous ressentons, nous qui nous mobilisons sur le terrain chaque fois que nous le pouvons. C’est de la honte : celle d’une européenne qui checke ses privilèges sans pouvoir les partager, dans l’indifférence de la collectivité internationale.

* Des feux dont toutes les informations recueillies convergent à attribuer l’origine à la volonté de l’appareil d’État d’empêcher les militants d’accéder aux villages alentours et d’y trouver refuge.

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